Notre directeur bien aimé de la collection "Bragelonne SF" vous propose aujourd’hui un nouveau papier sur ce titre phare du début d’année. Si vous aimez la SF militaire, le film Master & Commander et le mythe arthurien, vous devriez être comblés !
Depuis vingt ans, David Weber a acquis une énorme popularité auprès des lecteurs, ici en France comme aux États-Unis, en s’imposant comme l’un des chefs de file de la SF militaire, notamment avec les aventures de son héroïne, Honor Harrington (12 romans parus à ce jour en français, chez L'Atalante). Weber se distingue surtout par son don pour décrire tous les aspects stratégiques et tactiques des conflits armés, en puisant dans ses connaissances profondes de l’histoire militaire, principalement navale, et par la construction d’un contexte social, politique et diplomatique bien cohérent. Mais sans jamais perdre de vue ses personnages et le sens de l’action, menée avec brio et passion.
Nous n’avons donc pas pu résister à la tentation de publier dans la collection "Bragelonne SF" une nouvelle grande série du maître Weber, Sanctuaire, qui commencera au mois de février 2010 avec la parution du premier tome, Cap sur l’Armageddon (Off Armageddon Reef en VO). Deux autres tomes, By Schism Rent Asunder et By Heresies Distressed, ont déjà vu le jour en langue anglaise, et un quatrième, A Mighty Fortress, est prévu en mars 2010.
La série se déroule dans un scénario de Space Opera militaire qui est, à première vue, archi-classique. Au cours du XXIVe siècle, l’humanité, ayant réussi à s’étendre au-delà de notre système solaire et à s’établir sur d’autres mondes, rencontre sur son chemin une espèce extraterrestre, les Gbabas. Ceux-ci possèdent un vaste empire interstellaire et ne supportent pas l’existence d’un rival. Grâce à une technologie très avancée et à une flotte militaire pléthorique, ils débusquent et éliminent systématiquement l'une après l'autre toutes les colonies extrasolaires des humains et se rapprochent de la Terre elle-même. La Fédération terrienne, sachant que la guerre est perdue, se résout à tenter un dernier coup de dés pour assurer la survie de l’humanité : l’opération Arche. Une expédition est chargée de bâtir une nouvelle civilisation sur une planète si lointaine que même les Gbabas ne pourraient la retrouver. La concession à cela, c'est l'abandon de toute infrastructure technologique, dont les émissions risqueraient d’en trahir l’emplacement.
C’est ainsi que une colonie est fondée sur le monde de Sanctuaire, après quelques travaux de terraformation pour rendre ce monde habitable. Mais les dirigeants de l’expédition restent profondément divisés sur la démarche à suivre. Comment faire respecter les restrictions technologiques imposées aux colons – l’inventivité étant un trait humain difficile à éradiquer – non seulement dans l’immédiat, mais à travers plusieurs générations à venir ? La majorité opte pour une solution radicale : ils utiliseront des techniques de conditionnement mental pour effacer tout souvenir de la Terre et son histoire des cerveaux des colons. À la place, ils vont créer de toutes pièces une fausse religion, sauvagement répressive, qui constituera la foi de tous les Sanctuariens. Une religion dont l’unique dessein est d’interdire à tout jamais l’idée même du progrès et de l’innovation.
Pourtant, une faction minoritaire s’oppose à ce plan, contraire à toute notion de dignité humaine. Farouchement attachés à la vérité, ces dissidents croient fermement que l’humanité sur Sanctuaire reviendra un jour dans l’espace et réussira à prendre sa revanche sur les Gbabas. Ils confient à l’une des leurs, Nimue Alban, la mission d’y veiller. Ils lui ont offert une base soigneusement dissimulée et un corps d’androïde hébergeant ses souvenirs, ses émotions, ses espoirs et ses rêves. Mise en sommeil pendant huit siècles, elle se réveille pour constater que la population de Sanctuaire vit sur la coupe d’une soi-disant "Église de Dieu du Jour Espéré", aussi tyrannique que corrompue. Toute technologie qui dépend des sources d’énergie autres que celles du vent, de l’eau et des muscles est formellement interdite, et ces préceptes sont appliqués par une Inquisition impitoyable.
Cependant, le tableau n’est pas complètement sombre, et ci et là, on trouve quelques foyers de résistance. Parmi eux, le petit royaume de Charis, situé sur un archipel éloigné des principaux centres du pouvoir, mais en train de devenir la première puissance maritime de la planète, avec une flotte marchande florissante et une Marine royale disciplinée et efficace, même si elle est composée par des galères à rame. Mieux encore, son roi, Haarahld Ahrmahk, se révèle être un monarque relativement éclairé, soucieux du bien-être de son peuple et ouvert d’esprit. C’est déjà assez pour attirer les ires de l’Église. Les Vicaires qui la gouvernent complotent déjà la chute de Haarahld et le démantèlement de Charis, en incitant les pays voisins à former une coalition et à envoyer une vaste armada pour occuper ses îles et punir ses habitants.
Mais ils n’ont pas prévu l’intervention de Nimue, qui décide de se mettre au service des Charisiens. Elle ne manque pas d’atouts. Sa base secrète lui fournit des armes, des moyens de transport et de surveillance à distance, et un banc de données contenant des connaissances précieuses. Son corps d’androïde est doté d’une force physique et de reflexes phénoménaux. Adoptant le nom de "Merlin Atrawes", ainsi que l’apparence d’un guerrier mâle – sexisme oblige – elle parvient à s’introduire dans l’entourage du prince héritier charisien, Cayleb, et à gagner la confiance de ce dernier et de son père, Haarahld. Contrainte de cacher ses vraies origines et d’agir à petits pas, elle va néanmoins leur apporter son assistance, non seulement en les renseignant sur les projets de leurs ennemis, mais aussi en suggérant des améliorations techniques concernant les navires de guerre et leur armement, sans heurter directement les proscriptions de leur religion. Mais quand les forces adverses sont quatre fois supérieures en nombre, est-ce qu’une conseillère militaire, même surhumaine, suffira à faire pencher la balance en faveur de Charis ? On découvre la réponse au fur et à mesure d’une épopée qui nous fait traverser des milliers de kilomètres d’océan et qui ne s'achèvera que dans le fracas terrifiant des bordées et la sauvagerie des abordages en plein mer.
Comme beaucoup de lecteurs, j’ai été conquis par cette série qui réussit l’exploit d’insérer une épique nautique au beau milieu d’un Space Opera. On cite souvent l’auteur C.S. Forester (et son héros Horatio Hornblower) comme l’un des modèles pour Honor Harrington. Mais avec Santuaire, David Weber effectue en fait un véritable retour aux sources vers ses propres inspirations littéraires et historiques, en décrivant avec minutie et réalisme les préparatifs de cette guerre et le déroulement des batailles navales sur mer. Je suis moi-même un grand fan des aventures de Hornblower, qui me font revivre les moments de plaisir intense que j’ai connus en lisant Forester quand j’étais adolescent. Il faut rendre hommage ici au travail de notre traducteur, le brestois Mikael Cabon, qui a su transposer impeccablement toute la terminologie maritime et navale en français. Ceux qui se passionnent pour l’Histoire, la vraie, ou les versions uchroniques et mythiques, vont aussi trouver leur compte dans les parallélismes entre les événements décrits et certains épisodes de notre passé : la bataille de Lépante (1571), le débâcle de l’Invincible Armada espagnole (1588) et le début des guerres de religion en Europe déclenchées par la Réforme protestante. Puis les rapports entre "Merlin" et le jeune prince Cayleb donnent une forte résonance arthurienne à tout ce récit.
Cela dit, la série reste solidement ancrée dans le domaine de la science-fiction. La technologie joue un rôle clé, même si les moyens à disposition des Sanctuariens sont relativement primitifs : équivalents à ceux de l’Europe occidentale vers la fin du XVIe siècle. Les explications détaillées fournies par Weber – sur les plans de voile, sur les performances des galions comparées à celles des galères, sur les caractéristiques des canons et leur disposition de tir, et cetera – vont certainement satisfaire les geeks les plus exigeants en la matière, mais sont suffisamment limpides pour permettre aux lecteurs moins avertis de suivre. La présence de Nimue/Merlin et sa panoplie d’outils sophistiqués rajoutent une touche futuriste ainsi qu’un point de vue distancié sur cette société qui cherche à se libérer du joug de l’obscurantisme.
Sanctuaire est un monde très original et surprenant, qui reste à découvrir. Il est très vaste, surtout quand on voyage à voile et à rames, et sa géopolitique est très complexe. Si Weber a tendance à focaliser sur les aspects techniques et militaires, il n’oublie jamais que la technologie repose sur un tissu social à multiple facettes : politiques, économiques, culturelles et religieuses. Finalement, c’est le facteur humain qui compte. Surtout, il s’agit d’une vibrante plaidoirie en faveur de la liberté de conscience, sans laquelle tout progrès scientifique et technologique serait impossible.
N’empêche que ce qui me fait vibrer le plus dans ce livre c’est sans doute le moment quand on entend le cri : « Voile à l’horizon ! ». C’est tout autre chose qu’un spot sur un écran de radar…
Tom Clegg
(ici en pleine visite de la World Fantasy Convention)