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Imaginez un monde où la mort n’est plus une barrière, imaginez un monde où il est possible de changer de corps comme on change d’habits. Ce monde, Richard Morgan l’a en fait pensé pour vous dans Altered Carbon grâce à deux avancées technologiques majeures qui jouent un rôle central dans son intrigue :
- la numérisation de la conscience humaine dans une pile mémoire qu’on insère à la base du cortex cervical au premier anniversaire de chaque citoyen,
- la psychochirurgie, une discipline médicale qui permet le transfert de ces piles vers de nouveaux corps appelés « enveloppes » qui peuvent être synthétiques, organiques (autre mot pour dire humaines) ou clonées et qui sont stockées dans des cuves jusqu’à cet enveloppement.
Au premier abord, on pourrait penser que Carbone Modifié, le premier tome de la série Altered Carbon écrit par le britannique Richard Morgan, tient surtout de l’enquête en contexte SF. Le livre emprunte bien aux codes des romans policiers, et cultive une atmosphère très film noir qu’on retrouve d’ailleurs dans les livres et adaptations du cyberpunk des origines. Et puis, pour être honnête, c’est bien la résolution d’un meurtre qui occupe le centre de l’intrigue : celui du personnage de Laurens Bancroft, riche (très très riche) magnat, retrouvé mort dans sa propriété et qui engage après coup Takeshi Kovacs, un ancien « diplo », membre des Corps Diplomatiques pour résoudre son propre meurtre.
Pourtant, Altered Carbon, c’est plus que ça, bien plus que ça, grâce justement aux avancées technologiques qu’il développe ! Loin d’être de simples gadgets narratifs ou de piètres fusils de Tchekhov qui n'apparaissent qu’une ou deux fois dans l’histoire, la numérisation de la conscience et le changement de corps jouent un rôle central dans le développement du monde d’Altered Carbon qui va même jusqu’à supplanter l’intrigue policière dans sa force évocatrice.
Ce que présente Richard Morgan grâce à cette possibilité du changement de corps, sert en fait de véritable postulat politique, éthique et presque philosophique. Les problématiques que développent le livre sur notre rapport au corps, à notre identité et à l’impunité des puissants vivent au-delà des simples pages du roman et s’enracinent solidement dans l’esprit du lecteur.
Quand mon corps ne m’appartient plus
Ce que nous présente en fait Altered Carbon, c’est une société qui a dépassé le jumelage corps et esprit dans la réalisation de ce qui semble être un fantasme transhumaniste. Qui ne rêverait pas en effet de voir son esprit survivre à son corps, revenant au monde autant de fois qu’il le souhaite tant que la pile à la base de son cou n’est pas détruite, enregistrant enveloppe après enveloppe tous les souvenirs récoltés au cours de ses multiples vies ?
Sur le principe c’est bien un pouvoir libérateur que contient cette pile, celui de continuer à vivre par-delà la mort et par-delà la prison que peut parfois constituer le corps. Mais comme toute avancée technologique, ce n’est pas tant les possibilités qu’elle offre qui sont les plus intéressantes mais l’accès à cette technologie et l’utilisation qui en est faite. Et ça, Richard Morgan l’a bien compris. Les appétits humains ne connaissent pas de bornes, et encore moins quand ils sont libérés de leur enveloppe charnelle.
Et quand on parle de technologie, ce n’est qu’une question de temps avant qu’un des individus de notre espèce ne se l’accapare pour son propre profit, et pour accroître son pouvoir. La société que nous présente donc Richard Morgan à travers les yeux de Takeshi Kovacs est à mille lieues du rêve transhumaniste que l’on aurait pu attendre de cette technologie révolutionnaire. On verse d’ailleurs beaucoup plus dans le cauchemar.
Vous l’avez compris, grâce à la pile, oui, une personne peut vivre pour toujours... si elle est assez riche pour se le permettre.
En fait, Altered Carbon permet de se rendre compte du changement de paradigme sociétal que représenterait cette possibilité du remplacement des corps et de la transformation magistrale que cette avancée entraînerait inévitablement dans l’organisation de notre société.
Ce qui est très intéressant dans la vision qu’en présente Richard Morgan, c’est qu’elle en montre l’utilisation comme un outil d’asservissement capitaliste plus que de libération (se plaçant de facto dans la grande tradition du cyberpunk). En séparant le corps et l’esprit, on se rend vite compte dans le livre que la tyrannie du corps n’en devient que plus prégnante.
Puisque la mort n’est plus une barrière, ce n’est plus un véritable tabou. Tuer certes est mal vu dans cette société et reste un crime, mais les dommages ne sont plus irréversibles. On a donc un déplacement de la barrière du tabou que représente le meurtre vers ce qui est appelée la vraie mort (la destruction de la pile mémorielle). De facto, le corps perd donc son inviolabilité. Dans la société d’Altered Carbon, l’accès au corps n’est d’ailleurs même plus un droit, c’est une commodité. Les prisonniers se voient attribuer les corps disponibles au moment de leur sortie de prison sans que ne soit pris en compte leur identité personnelle, leurs origines, leur genre… On peut retirer un corps à une personne devant purger une peine de prison, ces corps peuvent être recyclés pour en retirer les parties comme une vulgaire voiture...
Les enveloppes s’achètent, se vendent, s’augmentent et se remplacent, on peut acheter une personne comme on le voit dès le début du roman, on peut se cloner, gaspiller des corps comme on gaspille de l’eau, et on peut emprunter le corps d’un autre…
Le lien corps-esprit brisé, le corps n’est plus sacré, il est profane, bout de viande inerte qu’on peut remplacer.
Corps et identité
Pourtant, il paraît impensable de séparer corps et conscience. Car notre conscience ne se situe-t-elle pas à l’intersection des caractéristiques de notre corps (ethnicité, genre, classe, age, défauts, qualités…) et de sa capacité à saisir le monde ? C’est ce que pense par exemple Judith Howard, professeure de sociologie du genre à l’université de Washington qui dans une interview donnée à SYFY Wire, déclare :
“Notre conscience est très incarnée, elle n'est pas seulement purement cognitive. Il est donc difficile pour moi d'imaginer de vrais êtres humains capables de faire quelque chose comme ça - [changer de corps] - et de toujours rester, dans un sens, la même personne.”
Et c’est justement la conclusion vers laquelle pointe plusieurs études réalisées dans les 15 dernières années sur internet et son utilisation. Dans ces recherches, les chercheurs ont voulu savoir si les utilisateurs choisissaient de cacher leur véritable identité en ligne (ethnicité, genre, age…) en se faisant passer pour quelqu’un qu’ils ne sont pas. Et étonnamment, même si nous avons tous la possibilité de cacher qui nous sommes véritablement en ligne, un très faible pourcentage choisit de le faire. Cela montre donc l’importance qu’ont ces caractéristiques liées au corps dans la construction de notre identité.
Vient alors la problématique du changement de corps. Dans une société où l’on est amené à changer plusieurs fois de corps, et à vieillir dans des corps différents, n’assiste-t-on pas justement à la fragmentation, et à la dislocation de notre identité ? Et se pose alors la question : accepterais-je de changer de corps, en sachant que cela va changer mon identité et par extension mon esprit ? Ce sont des questions que pose Altered Carbon notamment lorsque Takeshi Kovacs rencontre un “Bonhomme Patchwork”, quelqu’un qui a porté tellement d’enveloppes que son identité est complètement fragmentée, presque proche d’un trouble de la personnalité multiple.
Pour Richard Morgan la réponse est toute trouvée : les individus n’arrivent pas à supporter les changements d’enveloppes trop fréquents. C’est pourquoi la plupart des gens dans Altered Carbon n’acceptent de se faire ré-envelopper qu’une seule fois. Acheter une nouvelle enveloppe coûte cher, et si la personne moyenne peut, à la fin de sa vie, s’en racheter une, elle doit à nouveau attendre la vieillesse pour pouvoir la remplacer. Plutôt que de vieillir une troisième fois, la majorité des personnes, lassés de vivre ainsi, choisissent de mourir vraiment.
Finalement seules deux classes de citoyens échappent à cette fragmentation de l’identité :
- les « Diplo » partiellement, car formés pour être envoyés en territoire hostile dans une nouvelle enveloppe qu’il ne connaissent pas et être opérationnels en quelques heures seulement. On peut les voir comme des ré-enveloppeurs d’élite qui à travers un entraînement d’une difficulté presque impossible ont appris à maîtriser leur esprit pour dompter les contraintes du corps. Mais en tant que soldat d’élite, leur espérance de vie reste quand même très limitée.
- Et les « Maths », (appelées ainsi en référence à Mathusalem qui vécu jusqu’à l’âge de 969 ans) les personnes les plus riches, qui peuvent se permettre d’utiliser (disons même gaspiller) profusion de corps pour rester éternellement jeunes et qui disposent surtout d’une réserve de clones frais et d’un stockage en cloud de leur esprit qui les mettent à l’abri à la fois du trauma que représentent un changement d’enveloppe et de la mort, la vraie, autant que faire se peut.
C’est là que la question éthique se fait jour avec le plus de force dans Altered Carbon. Une telle technologie laissée sans contraintes, ne serait-t-elle pas source de l'accroissement infini des inégalités ?
Le Corps comme instrument de domination
C’est finalement ce qui est le plus terrifiant dans ce que développe Altered Carbon et ce qui ferait se retourner dans sa tombe Bourdieu : à travers ces nouvelles technologies, on dépasse la reproduction des élites pour entrer dans l’ère de la permanence des élites.
Sans contrôle aucun, une telle technologie sera fatalement à la source d'une captation de richesse et de pouvoir qui n’a jamais vu d’équivalent dans notre histoire. Dans une société où seuls les plus riches peuvent accéder à la véritable immortalité, qu’est-ce qui les empêchent de devenir des dieux et de toujours accumuler plus de richesse et de pouvoir. Dans ce cas, plus besoin de reproduire, les élites, elles sont immuables, privant même leur descendance d’un véritable statut d’immortel.
C’est ce que dit très bien le personnage de Kristin Ortega en dressant un portrait à charge du “Math” :
« - Un « Math » ?
- Ouais. Un Math. Vous savez, « et chaque jour de Mathusalem faisait neuf cent soixante-neuf ans ». Il est vieux. Je veux dire, vraiment vieux.
- Est-ce un crime, lieutenant ?
- Ça devrait l’être, a répondu sombrement Ortega. Quand on vit aussi vieux, on change. On commence à avoir la grosse tête. Et, pour finir, on se prend pour Dieu. Soudain, les petites gens, de trente ou quarante ans, ne sont plus importants. Vous avez vu des sociétés naître et mourir… Vous vous sentez extérieur à la vie. Plus rien ne compte. Et vous écrasez ces petites gens, comme vous auriez cueilli les fleurs qui se trouvent à vos pieds… »
Et effectivement c’est ce qu’on découvre tout au long du roman : des élites déconnectées des réalités de la vie quotidienne du reste de la population, des gens affectés par l’ennui, qui ne reculent devant rien pour pimenter leur vie et braver tous les tabous, des personnes pour qui un corps, n’est qu’un bien reproductible qu’on achète, qu’on vend, qu’on détruit selon son humeur.
*Attention spoilers*
Pour eux, le corps est un moyen d’exercer son pouvoir : on le voit quand Laurens Bancroft s’achète un « diplo » pour mener son enquête ou quand un Math ré-enveloppe une personne qu’il a tuée avec le consentement de celle-ci dans un nouveau corps plus perfectionné, ou bien quand ils font appel au service de clinique spécialisée dans la torture mentale pour ne citer que cela en utilisant le corps (même digitalisé) comme instrument de domination.
*Fin des spoilers*
Finalement, ce qui est encore plus frappant, c’est que justement, l’instrument même du pouvoir reste le corps. Dans une société où la séparation du corps et de l’esprit est devenue une réalité, le fait est que l'individu est encore plus piégé par son corps qu’il ne l’était avant. La richesse s’exprime en nombre d’enveloppes, en possibilité démultipliée de réincarnation, la pauvreté passe par l’impossibilité d'accéder à de meilleures corps. Riches comme pauvres sont encore sous l’emprise des instincts de la chair. Alors qu’on aurait pu penser la pile comme un instrument libérateur qui permettrait d'annihiler les discriminations et d’élever l’humanité, on se rend en fait compte qu’elle cristallise la discrimination par le corps.
C’est là aussi que se situe la véritable force de cette histoire : c’est qu’elle questionne notre rapport à notre propre corps, à celui des autres et nous met face à face avec notre propre mortalité.
En fait quand on y réfléchit, plus que l’enquête, ce qui reste le plus après la lecture d’Altered Carbon, c’est une question presque subliminale mais tellement importante : l’immortalité oui, mais à quel prix ?
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Sources :
-"Science Behind the Fiction: Psychologists explain what body swapping would do to us", Syfy Wire
- "When your body isn’t your own: The politics of Altered Carbon", Polygon
- "Altered Carbon: The Relationship Between the Mind and an Altered Body", Exploring your mind
- "Altered Carbon: A Tale of Identity, Immortality and Transhumanism"