Le prix Hellfest Inferno c’est un moment où vous, nos lecteurs, vous pouvez vous exprimer ! Choisir le livre de cette année ce n’est pas une mince affaire, mais rassurez-vous, je vais vous aider ! Après avoir lu ce/ces article(s) vous saurez tout sur la sélection, même si vous n’avez pas eu le temps de tout lire !
Arkane : une ville labyrinthique, bâtie selon la légende par sept maisons toutes-puissantes, et dont les luxueux niveaux supérieurs sont occupés par un pouvoir corrompu. C’est dans ce monde dominé par les intrigues incessantes, les meurtres et la magie noire que vit Oziel, fille de la maison du Drac.
Lorsque son clan est massacré, Oziel s’enfuit des Hauts de la ville, espérant gagner les Fonds afin de rejoindre son frère condamné et de lever une armée parmi les prisonniers du terrible bagne, dans les profondeurs de la cité.
Mais tandis qu’elle cherche à s’évader des rets d’Arkane, d’autres tentent de rallier celle-ci à tout prix. Renn, un apprenti enchanteur de pierre et Orik, guerrier venu d’une lointaine contrée, portent avec eux l’annonce d’une menace qui, s’ils arrivent trop tard, pourrait bien plonger Arkane dans le chaos…
Un univers fantastique, 7 familles , une ville labyrinthique et pour mettre le feu aux poudres un peuple d’envahisseurs qui ne respectent pas vraiment les canons de la beauté… Non, ils sont juste franchement monstrueux.
De l’action, des complots, des jeux de pouvoirs et desennemis cruels et machiavéliques, un mélange qui fonctionne parfaitement et qui vous tiendra en haleine.
Des personnages au destin hors du commun vont animés ce récit, vous allez les voir évoluer, se transformer peu à peu en héros (clairement, c’est jubilatoire) !
Comme toujours avec Bordage, le récit est rythmé et l’univers est détaillé à souhait.
Vous n’allez pas seulement plonger dans un roman de fantasy, vous allez découvrir une ville, une histoire, des coutumes, des paysages…
Accrochez vos ceintures, le dépaysement est 100% garanti !
Pierre Bordage, né en 1955, est l’un des plus grands romanciers français. Il s’est imposé dès 1993 avec la trilogie des Guerriers du silence et a depuis publié une quarantaine d’ouvrages qui lui ont valu de nombreux prix littéraires : Grand Prix de l’Imaginaire,
Prix tour Eiffel de science-fiction, Grand Prix Paul Féval de littérature populaire, Prix Bob-Morane…
Son oeuvre empreinte d’humanisme s’inspire des épopées et des mythologies universelles et lui vaut un immense succès auprès d’un public vaste et fidèle.
Le premier roman de Fantasy du grand Pierre Bordage ! « Officiellement » de Fantasy parce que même si quasiment tous ses romans ont été classés en science-fiction, la passion de l’auteur pour la mythologie et la spiritualité l’a toujours en vérité placé tout près du merveilleux éternel. Cette fois, en route pour une aventure épique, un récit initiatique dans une cité mystérieuse et au-delà, dans les terres alentours, en compagnie de deux personnages attachants qui sont nos guides à travers une foule de dangers et d’épreuves.
Stéphane
L’illustration de la couverture est signée Didier Graffet. Il a travaillé sur des jeux de rôles, des livres-aventures pour enfants, de nombreuses cartes à jouer, ainsi que des pochettes de disque. Il a également réalisé des affiches. Il est l’un des artistes les plus présents en couverture des romans de Fantasy et de SF en France.
Envie de découvrir les premières pages ?
Il advint que l’Odivir sortit de son lit et submergea le pays d’Arkane, jadis appelé Tagre, du massif septentrional de l’Ostian aux sombres marécages du Sud lointain. Émues par les cris désespérés des mères, les sept déesses du fleuve commandèrent à leurs serviteurs d’épargner sept familles humaines…
La première fut secourue par le drac aux écailles rouges, la deuxième par l’aigle aux plumes orangées, la troisième par le dauphin à la peau jaune, la quatrième par le loup à fourrure verte, la cinquième par le corridan bleu tacheté, la sixième par l’ours nocturne des étangs, la septième par l’orbal, le serpent violet vivant dans les fonds de vase…
Les sept familles tirées des eaux se réfugièrent sur la plus haute colline du Tagre. Les serviteurs des déesses leur apportèrent des poissons qui leur permirent d’attendre la décrue du fleuve sans souffrir de la faim…
L’Odivir se retira dans son lit après avoir fécondé la terre. Les familles décidèrent de fonder, au sommet de la colline, une cité qu’elles baptisèrent Arkane, ce qui, dans le langage de nos pères, signifie l’Insubmersible…
Les familles prirent les noms des serviteurs qui les avaient sauvées. Il y eut la maison du Drac, la maison de l’Aigle, la maison du Dauphin, la maison du Loup, la maison du Corridan, la maison de l’Ours et la maison de l’Orbal…
La Geste arkanienne,
Tradition des diseurs du Chœur,
Arkane
Le souffle coupé, Oziel s’immobilisa dans la ruelle qui longeait une interminable muraille grise. La lumière de l’aube n’avait pas encore déchiré le voile terne et froid tendu sur les Hauts d’Arkane. De la cité assoupie montait une rumeur sourde égayée par les trilles mélodieux des aubins. Dans moins d’un quart de sixte, les charrettes et les porteurs de la Guilde des Fournisseurs peineraient à se frayer un passage au milieu de la foule bruyante et colorée qui se déverserait dans les rues et sur les places.
Oziel prit une profonde inspiration et vérifia qu’aucun œil-de-pierre ne déambulait dans les environs. Elle n’en avait jamais rencontré, et n’avait pratiquement aucune chance d’en croiser un au beau milieu de cette ruelle, mais tant d’histoires circulaient au sujet des pétrocles qu’elle les reconnaîtrait sans l’ombre d’une hésitation. Ulio prétendait qu’il suffisait de croiser leur regard pour être changé en pierre. Elle n’avait jamais décelé la moindre lueur de moquerie dans les yeux de son frère lorsqu’il prononçait ces mots d’une voix empreinte de terreur.
L’absence de légionnaires frappa tout à coup Oziel : elle n’avait pas entrevu un seul uniforme noir au cours de sa promenade. Fidèle à sa devise, « les sept survivants du fleuve sans distinction servirons, à chaque instant et contre tout ennemi les protégerons »,la Légion des Hauts arpentait pourtant la cité jour et nuit afin de prévenir d’improbables attaques extérieures — une révolte des populations des niveaux inférieurs tous les deux ou trois siècles — et les agressions des familles régnantes entre elles, plus fréquentes.
Inquiète, elle se rencogna dans un renfoncement de la muraille. Comme chaque matin, elle avait emprunté une issue dérobée qu’elle était la seule à connaître, puis, s’aventurant dans les ruelles encore baignées de pénombre, elle s’était peu à peu éloignée du domaine du Drac pour se livrer à son exploration quotidienne des Hauts. Un an plus tôt, après son dix-huitième anniversaire, elle avait éprouvé le besoin pressant de sortir des limites du domaine familial pour battre avec le cœur d’une cité qu’elle ne connaissait pas. Neuvième héritière dans l’ordre de succession de la famille du Drac, elle n’avait jusqu’alors eu d’Arkane qu’un vague aperçu entre les rideaux empesés de la voiture qui la conduisait à une quelconque cérémonie officielle. Bien qu’immenses et boisés, les quartiers du Drac étaient devenus trop étroits pour elle.
Elle se souvint du visage émacié de son père, croisé la veille dans un couloir après le dîner, et du regard douloureux dont il l’avait enveloppée. Il avait perdu le sourire depuis que le Conseil des Sept avait condamné Matteo, son fils aîné, au bannissement perpétuel dans les Fonds, mais jamais elle n’avait lu une telle désolation dans les yeux clairs du patriarche Nunzio. La rumeur s’était propagée les semaines précédentes d’une alliance entre les maisons de l’Aigle, de l’Ours et du Dauphin. Il ne s’agissait pas, elle en prit conscience avec une brutalité suffocante, de l’une de ces querelles absconses et futiles qui agitaient régulièrement les familles régnantes comme les risées l’eau des bassins : l’exil de Matteo n’avait été que la première étape d’un projet mûrement réfléchi et proche de son aboutissement.
On avait décidé d’abattre le Drac.
Jamais l’une des familles régnantes n’avait été menacée de disparition au long des siècles ayant suivi la fondation d’Arkane. Elles avaient subi à tour de rôle d’importants revers de fortune, affronté les scandales, les complots, les tourmentes, mais elles étaient toujours parvenues à se redresser, avec ou sans l’aide des autres.
Oziel en voulut à son père et à ses aînés de l’avoir tenue à l’écart des intrigues des Hauts. Ils la traitaient en quantité négligeable, ils la considéraient toujours comme la petite fille ou la petite sœur qu’on étouffe de tendresse pour mieux l’écarter des jeux d’adultes. Ils refusaient de voir qu’elle allait sur ses dix-neuf ans, qu’elle avait une poitrine et des hanches de femme, qu’une toison sombre et bouclée dissimulait désormais le sceau familial gravé sur son pubis. Seul Ulio, placé un rang devant elle dans l’ordre de succession, semblait s’être rendu compte qu’elle avait grandi. Ils éprouvaient l’un pour l’autre un amour proche de l’adoration. Il s’introduisait parfois dans sa chambre au milieu de la nuit pour se glisser dans son lit et s’allonger contre elle. Elle ne bougeait pas, baignée de plaisir, de honte et de frayeur, lorsque les mains agiles de son frère s’insinuaient sous sa chemise de nuit et se promenaient sur sa peau frissonnante. Il n’avait jamais outrepassé le stade des caresses, comme si un reste de raison ou de mauvaise conscience lui interdisait de franchir l’ultime étape malgré la tyrannie de son désir. Elle ignorait comment elle aurait réagi s’il avait tenté de la posséder, de profaner un sanctuaire qui avait valeur de placement pour la maison du Drac. Elle le désirait autant qu’elle le redoutait, se frottant langoureusement contre lui tout en feignant de dormir. Malgré leurs quinze mois d’écart, ils avaient déployé une complicité de tous les instants depuis leur tendre enfance, partageant un goût immodéré pour la désobéissance, les escapades, les rires, la moquerie, les récits épiques, l’équitation et le maniement des armes.
Une rumeur sourde enfla dans la quiétude de l’aube, diffusée par la brise tiède. Oziel ressentit avec une violence suffocante, dans son ventre, dans sa gorge, que l’offensive se déclenchait contre sa famille. Un gémissement s’échappa de ses lèvres. Son regard accrocha un motif sculpté dans la muraille lisse, un serpent enroulé en cercle se mordant la queue, le symbole de la Résurrection, l’ordre mystique dont les membres prononçaient les vœux de silence, d’obéissance et d’abstinence. Sa promenade l’avait entraînée jusqu’à la pointe orientale des Hauts, le quartier qui s’étendait entre le domaine du Loup et l’antre de la Résurrection.
Elle plongea la main sous sa cape pour saisir la poignée de sa caniste, son épée à la lame fine et droite. Une exaltation soudaine balaya ses inquiétudes et ses hésitations. Elle ressentait la même ivresse chaque fois qu’elle refermait les doigts sur le métal lisse de son arme. Mazin, le maître d’escrime, disait d’elle qu’il n’avait jamais eu d’élève aussi brillante et déterminée — la jalousie d’Ulio froissé par le compliment offrait à sa sœur une magnifique occasion de le narguer. Elle compensait sa stature moyenne par une vivacité de loutre argentée, une résistance peu commune et une volonté de tous les instants.
Elle s’élança en direction de l’ouest, se débarrassa de sa lourde cape et de ses bottes incommodes au sortir de la ruelle, traversa, pieds nus, une première place peuplée d’indolents aux feuilles vert et jaune. Ses bracelets de bronze tintaient à ses poignets et à ses chevilles ; la gaine de cuir et d’acier de la caniste lui battait les mollets ; l’haleine des Conquérants, le vent chaud venu du lointain massif de l’Ostian, lui léchait le visage et le cou.
Elle déboucha sur une petite place pavée et peuplée d’une volée d’ombres titubantes, une bande de godelureaux aux visages masqués. Des effluves d’alcool et de sueur s’exhalaient de leurs capes entrebâillées.
— La jolie drôlesse que voilà !
— Et qui nous tombe toute rôtie dans le bec !
— Où cours-tu, ma belle ? Tu as le feu au cul ?
— Je t’ai déjà vue quelque part…
Ils tentèrent de lui bloquer le passage, mais, comme ils tenaient à peine sur leurs jambes, elle ne rencontra aucune difficulté à fendre leurs rangs, abandonnant derrière elle leurs saillies égrillardes et leurs rires gras. Des fils de familles régnantes qui avaient sans doute prolongé à leur manière la cérémonie du sceau organisée la veille par la maison du Loup. Bien qu’officiellement invitée, Oziel avait refusé de s’y rendre. Pas envie de voir un sigillaire, un vieillard demi-gâteux et ployant sous une lourde robe de brocart, apposer le sceau chauffé à blanc sur le pubis d’une fillette ou d’un garçonnet de moins de trois ans. Elle se souvenait encore de la morsure grésillante du fer sur sa peau, de la douleur atroce qui s’était prolongée des semaines, de l’odeur entêtante de viande grillée. Son hurlement résonnait toujours dans sa tête et dans son corps. Les sigillaires prétendaient que la cérémonie du sceau rendait hommage aux sept animaux qui, selon les mythes primitifs, avaient sauvé le peuple d’Arkane de la disparition ; Oziel doutait de la nécessité de perpétuer un rituel aussi barbare.
Taraudée par le sentiment d’urgence, elle se retint de tirer sa caniste, de dégrafer son ceinturon, d’arracher sa robe et de continuer vêtue de sa seule confidente, la tunique courte et légère qui servait de sous-vêtement aux femmes du Drac. Elle parcourut un interminable labyrinthe de venelles, d’escaliers, d’esplanades, de terrasses et de cours, se fiant toujours à la rumeur qui continuait d’enfler dans la paix de l’aube, bouscula une silhouette surgie devant elle au croisement de deux ruelles, louvoya entre des charrettes à bras tirées par des muets de la Guilde des Transporteurs. Son pied heurta durement une excroissance de fer entre deux pavés. Ignorant la douleur qui s’enroulait comme une liane autour de sa cheville et de sa jambe, elle déboucha sur la place des Fondateurs, entrevit dans le lointain l’ombre du gigantesque rempart crénelé qui ceinturait les Hauts, poursuivit sa course sans prêter attention à l’arc monumental du Laz, l’entrée du labyrinthe qui donnait sur le niveau inférieur des Dits. Des groupes de charrettes et de porteurs en surgissaient, comme jaillis de terre, guidés par des torcherons reconnaissables à leurs flambeaux et à leur uniforme blanc et doré.
Elle traversa sans ralentir l’allure la partie la plus ancienne, la plus tortueuse des Hauts. La cité se réveillait peu à peu, les cris stridents des colporteurs se répondaient de loin en loin, la lumière chassait les vestiges de la nuit, les volets et les fenêtres s’entrouvraient, des hommes et des femmes s’apostrophaient d’une façade à l’autre.
Elle arriva enfin en vue de la porte majestueuse du domaine familial, surmontée d’un drac de granit écarlate aux ailes déployées. L’absence de gardes et l’entrebâillement des énormes vantaux de bronze accentuèrent jusqu’au vertige son inquiétude. Étouffant la petite voix qui l’implorait de rebrousser chemin, elle décida d’emprunter l’issue dérobée qu’elle avait découverte à l’âge de douze ans au cours d’une partie de cache-cache avec Ulio. Curieusement, elle n’en avait jamais parlé à son frère, voulant se prouver, sans doute, qu’elle était capable de cultiver ses jardins secrets. Elle longea le mur d’enceinte sur plusieurs centaines de pas, s’engagea dans le passage sombre qui séparait les domaines du Drac et de l’Ours, se glissa, une cinquantaine de pas plus loin, entre les buissons et les ronciers proliférant dans l’ombre. Des épines transpercèrent ses vêtements et sa peau. Elle se mordit les lèvres pour contenir un gémissement, s’efforça de recouvrer son calme, repéra à tâtons l’orifice abandonné par un éboulement au pied du mur, se faufila entre les pierres éparses à demi enfoncées dans la terre, repoussa comme chaque fois une brève attaque de panique lorsqu’elle rampa sous l’ouvrage, se retrouva de l’autre côté dans une végétation inextricable. La gorge irritée par l’âpre odeur d’humus, elle se fraya un passage jusqu’aux grands bassins de pierre qui bordaient les potagers. L’eau disparaissait sous les nénuphars aux feuilles pourpres et aux fleurs blanches.
Des cliquetis, des grognements, des cris, des gémissements transperçaient le murmure des frondaisons et le brouhaha naissant et diffus de la cité. Une silhouette surgit d’un bosquet de l’autre côté des bassins : une jeune femme en chemise de nuit, dont la chevelure dorée dansait comme une flamme au-dessus de sa tête. Oziel n’eut pas le temps de la héler. Une ombre s’abattit sur les épaules de la fuyarde à l’issue d’un bond prodigieux et la renversa. Un foueur, l’une de ces bêtes au pelage noir et ras qu’utilisaient depuis quelques années les sbires des maisons du Loup et du Corridan. Le hurlement de la jeune femme se brisa. Le sang d’Oziel se glaça lorsque le fauve, les babines marbrées d’écarlate, releva la tête et tourna ses yeux rubis dans sa direction. Elle tira la caniste et plia légèrement les jambes, en position de garde. Poussant un grondement sourd, le foueur gratta le sol des griffes de l’une de ses pattes antérieures. Il ne lui faudrait que quelques bonds pour contourner le bassin d’une largeur de vingt pas. Son arme parut dérisoire à Oziel face à une telle machine à tuer. Au moment où l’animal se mettait en mouvement, un sifflement retentit et l’arrêta net dans son élan. Ses babines se retroussèrent et dévoilèrent ses crocs recourbés. Il hésita un instant, puis, après un grognement de dépit, finit par s’évanouir dans la lumière incertaine de l’aube.
Elle attendit un long moment avant de déployer avec précaution ses jambes engourdies et de se risquer hors du buisson dans lequel elle s’était tapie. Un silence funèbre avait enseveli le domaine, troublé de loin en loin par des gémissements.
Prête à se jeter dans la haie à la moindre alerte, elle coupa par le petit bois de bouleaux et de cèdres incandescents avant de s’engager dans l’allée de sable rouge bordée de chênes carmin qui donnait sur les granges, les écuries et les autres bâtiments d’où montaient les hennissements des chevaux, les meuglements et les caquètements des bêtes promises à la boucherie. Elle aperçut des corps étendus sur les pelouses, entre les colonnes, sur les escaliers, sur les dalles grises des terrasses. Des soldats de la maison du Drac, reconnaissables à leur uniforme pourpre et leur casque conique, des intendants, des jardiniers, des palefreniers, des serviteurs, hommes, femmes, enfants, égorgés, éventrés. Certains d’entre eux n’avaient pas eu le temps de s’habiller et avaient tenté de s’enfuir partiellement ou entièrement nus. Des nuées de cracasses se disputaient déjà les cadavres.
Oziel reconnut parmi eux des visages familiers : Brat, le garçon d’écurie qui prenait soin de sa jument favorite, Elvon, le vieux maître d’équitation à l’exigence et aux colères légendaires, Polzine, l’écuyère chargée de débourrer les jeunes chevaux… Ses yeux se brouillèrent de larmes. Elle demeura un long moment prostrée, désespérée, incapable de bouger, puis, aiguillonnée par le besoin oppressant de savoir ce qu’était devenue sa famille, elle se dirigea vers la bâtisse principale. Elle savait qu’il ne restait plus rien de l’orgueilleuse maison du Drac, mais elle voulait contempler une dernière fois les traits de ceux qu’elle avait chéris.
Ulio… Pourvu que…
Des bruits de voix et de pas l’incitèrent à se réfugier dans l’un des pigeonniers disséminés dans le domaine. Elle grimpa en haut de la construction par l’échelle de bois vermoulue et couverte de fientes. Les pigeons nichés dans les boulins et dérangés par son intrusion s’envolèrent dans une gerbe de poussière, de paille et de plumes. Elle s’accroupit près d’une lucarne d’où elle avait une vue dégagée des environs. Une troupe imposante apparut dans l’allée principale: une centaine d’hommes et une dizaine de foueurs tenus en laisse. Ils ne portaient pas les uniformes ni les couleurs habituels des familles régnantes. Rien d’étonnant : il arrivait parfois que les maisons, pour régler des questions d’honneur, recourent aux services d’assassins recrutés dans les niveaux inférieurs d’Arkane. Ceux-là dissimulaient de lourds espadons, des haches à double tranchant, des arbalètes ou des dagues sous leurs capes brunes ou noires maculées de sang. De leurs visages occultés par des chapeaux aux larges bords et des masques d’oiseaux, on ne distinguait que les mentons ombrés de barbe et les yeux enfiévrés par la griserie du meurtre.
Elle craignit, lorsque les foueurs passèrent près du pigeonnier, d’être trahie par son odeur, mais la troupe s’éloigna et le silence retomba peu à peu sur les lieux.
Cachée derrière le tronc d’un pommier, elle observa un long moment la façade arrière de la bâtisse principale flanquée de six tourelles aux flèches effilées. Aucun mouvement sur les perrons ni sur les multiples balcons jonchés de corps. Les agresseurs avaient visiblement déserté les lieux. Il lui parut impossible qu’une poignée de sicaires aient suffi à terrasser l’armée du Drac, forte de plusieurs centaines d’hommes parfaitement entraînés et, en principe du moins, protégée comme les six autres familles par la puissante Légion des Hauts.
Oziel s’aventura avec prudence sur les allées pavées de galets blancs entre les massifs de fleurs et de buis. Elle atteignit sans encombre la rampe qui descendait en pente douce vers l’entrée des fournisseurs. Les serviteurs n’avaient pas eu le temps de laver à grande eau les dalles souillées la veille par les déjections des attelages. Chaque jour, une noria de chariots et de tombereaux livrait les farines, les fruits secs, les épices, les graisses, les huiles, les vins, les bois précieux, les savons végétaux en provenance des plaines orientales fertilisées par les crues de l’Odivir ; chaque jour, ou presque, de violentes disputes opposaient les fournisseurs et les intendants du Drac, exaspérés par l’augmentation continuelle des prix et les exigences de l’arrogante Guilde des Transporteurs.
Oziel s’introduisit dans la grande salle voûtée où les intendants recevaient et contrôlaient les marchandises. L’odeur entêtante du sang masquait en partie les relents habituels de graisse, d’épices et de cendres froides. Elle buta contre un premier corps recroquevillé dans la pénombre. Éclata en sanglots lorsqu’elle reconnut Laudine, la matrone des cuisines, sa chère et tendre Laudine, qui s’était toujours débrouillée pour lui apporter des sucreries lorsque l’une de ses facéties lui valait d’être privée de dîner. Tuée d’un coup en plein cœur. La tête posée sur la poitrine inerte de la vieille femme, elle versa des larmes brûlantes et silencieuses.
Des craquements retentirent. On marchait à l’étage supérieur. Un assassin sans doute resté en arrière pour achever les blessés. Ou un rescapé. Oziel se releva et se concentra sur les bruits. Au chagrin succédait la colère. Une source noire, vireuse, se déversait dans ses veines. Elle ne tenta pas de résister, elle se laissa couler, avec un abandon presque voluptueux, dans les abysses ténébreux où rôdaient ses ombres, l’Oziel ensorcelée par l’acier des lames, l’Oziel s’emportant à la moindre contrariété, l’Oziel en proie à des crises d’hystérie qualifiées de démentielles ou démoniaques… L’Oziel fascinée et effrayée par la violence de son désir pour son frère…
Les craquements, à nouveau…