Comme vous le savez, le chef-d'œuvre de Robert Jordan est de nouveau disponible en librairie, sous la bannière bleue de Bragelonne. Parce que nouvelle édition signifie nouvelle traduction, on a confié cette sacrée mission à Jean Claude Mallé…
Jean Claude n'est pas seulement un excellent traducteur, c'est aussi un type adorable. Assez adorable pour se prêter au jeu des questions/réponses. Un jeu qui s'imposait, vu le défi que nous relevons tous ensemble.
Depuis quelques jours, vous pouvez voir notre ami parler de son dernier job en date sur notre chaîne YouTube. Mais ci-dessous, vous trouverez l'interview que nous avions réalisée pour les besoins du dernier numéro de Neverland, et où nous revenions sur plusieurs aspects de la traduction.
Mais avant de lire tout ça, nous vous conseillons de cliquez sur ce lien, qui vous mènera sur le site de La Pierre de Tear, la communauté de fans français de La Roue du Temps, dont nous vous avions déjà parlé. (Ne vous laissez pas avoir par l'apparence du site, on tombe après une date importante. )
Cliquez, car derrière ce lien se trouve une analyse en profondeur de la nouvelle traduction de La Roue. En effet, DS, l'un des administrateurs du site, a comparé le texte offert par Jean Claude avec le matériel original, ainsi que les précédentes versions.
Cliquez pour lire les fruits de cette longue enquête détaillée… nous, on se contentera de vous livrer le résultat de l'expertise :
"Cette traduction vaut-elle le coup ? Oui. C'est manifestement la meilleure traduction française de La Roue du Temps parmi les trois existantes aujourd'hui. Bragelonne prenant cette saga au sérieux au vu des campagnes marketing et web engagées, nous pouvons espérer tenir ici la traduction définitive, et dans quelque années rattraper enfin les tomes américains de Sanderson."
Sur ce, bonne lecture !
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Ma relation à l'écriture remonte à la petite enfance. Fasciné par Robinson Crusoé, je me suis lancé à l'époque dans la rédaction en série d'histoires de naufragés. Si cette monomanie m'a assez vite lassé, le goût du texte m'est définitivement resté. Le passage à une activité professionnelle, ce fut d'abord avec les éditions Arena (une création familiale, premier éditeur de Star Trek en France) puis une longue collaboration avec Fleuve Noir et Pocket (traducteur, auteur et directeur de collections) et enfin l'arrivée à Bragelonne (dès sa première année d'existence) où j'ai pu constater qu'il y a bien un paradis pour les braves au bout du chemin...
Peux-tu raconter aux lecteurs comment tu as été amené à traduire l'oeuvre de Robert Jordan ?
D'abord, un peu d'histoire, pour situer le contexte. Quand Alain et Stéphane ont décidé de relancer Goodkind en France, ils m'ont proposé L'Épée de Vérité, me demandant en particulier de retraduire le premier roman dont la carrière, chez un éditeur concurrent, avait été des plus discrètes à cause d'une tomaison malheureuse (découpe du roman en deux volumes) et de l'effet dissuasif d'une traduction disons... hésitante. Un peu plus tard, quand on m'a pressenti, chez Pocket, pour prendre la suite de la première traductrice de La Roue du Temps, l'expérience Goodkind m'a incité à avancer deux conditions : primo, pouvoir retraduire tout le cycle afin de ne pas être esclave d'une terminologie qui ne me convenait pas, et secundo, qu'on veuille bien renoncer à la tomaison pour tous les romans, même les plus gigantesques. Inutile de préciser que je me suis fait courtoisement botter les fesses. À dire vrai, c'était l'effet recherché, car je ne me voyais pas gérer deux monstres aussi chronophages que L'Épée de Vérité et La Roue du temps.
En 2009, les deux Cavaliers de l'Apocalypse (Alain et Stéphane, évidemment) se penchant sur mon cas de traducteur au bord du chômage technique (puisque Goodkind affirmait alors en avoir fini avec L'Épée de Vérité) m'ont présenté un projet grandiose : la retraduction de La Roue du Temps, à partir du début, et en renonçant à la pratique navrante de la tomaison. C'est ce qu'on appelle mettre dans le mille – ou encore, le genre de proposition qu'on ne peut pas refuser. Et bien entendu, il me fut impossible de ne pas relever un défi aussi stimulant.
Comment as-tu appréhendé ce nouveau monde, et l'oeuvre de Jordan en général avant de te mettre au travail ?
Pour être honnête, mes diverses activités dans l'édition m'avaient plusieurs fois amené à côtoyer (littérairement) Robert Jordan. Pour commencer, un peu avant que La Roue du Temps devienne un phénomène mondial, alors que je traduisais un des Conan de notre auteur, il m'était apparu que le gaillard avait une sacrée plume et de solides références quand il s'embarquait dans une galère – en d'autres termes, qu'il savait de quoi il parlait et qu'il en parlait rudement bien. Plus tard, bombardé directeur (chez Pocket) de deux ou trois ouvrages du cycle (alors traduit chez Rivages), j'avais été étonné par le manque de dynamisme du texte français, tout en retrouvant les autres qualités typiques de l'auteur. À ce moment-là, pris dans un tourbillon professionnel, j'avoue ne pas avoir consacré beaucoup d'énergie à la résolution de cette énigme.
Une fois recruté par Alain et Stéphane, je me suis replongé dans les textes, et une évidence m'a sauté aux yeux. Comme souvent, lorsque la Fantasy américaine est arrivée en France, les éditeurs, les critiques et les rares universitaires qui s'y intéressaient l'ont tirée de force vers le territoire (fort respectable au demeurant) du roman historique, et particulièrement de la geste médiévale. Or ce que je retrouvais dans La Roue du Temps, plus nettement encore que dans le Conan, c'était l'esprit qui avait présidé à la découverte d'un continent puis à sa colonisation. (Qu'on songe au territoire de Deux Rivières, un avant-poste perdu au fin fond de nulle part au point que ses habitants n'ont plus conscience d'appartenir au royaume d'Andor – cette réalité-là, on en conviendra j'espère, n'a rien de spécialement médiéval.) J'y retrouvais aussi l'esprit qui avait inspiré la lutte pour l'indépendance de l'Amérique, juste avant la naissance du monde industriel que nous connaissons. D'où la nécessité d'un plus grand dynamisme dans l'histoire (tant au niveau du rythme que du style) afin de mieux rendre justice à des personnages dont la « conscience de soi » est de toute évidence pré-moderne, parce qu'ils appartiennent à un monde jeune et en constante expansion. Ces prémices posées, il ne « restait plus » qu'à traduire les textes sans se priver à l'occasion d'une certaine poésie médiévale (puisque Jordan lui-même ne se l'interdisait pas) mais en gardant à l'esprit que la vraie « référence » des Aiels (pour ne prendre qu'un exemple) ce sont les Cheyennes et non les ordres guerriers du Moyen Âge.
Et maintenant que tu viens de traduire les premiers volumes, quel est ton sentiment ? Et comment te sens-tu ?
Mon sentiment ? La satisfaction d'avoir fait de mon mieux, d'abord, et l'impression toute subjective (les lecteurs jugeront) d'avoir servi Jordan en lui donnant une « nouvelle voix française », si on me permet cette comparaison avec l'art si délicat du doublage – voire de l'interprétation simultanée, dans le cas qui nous occupe. Comment je me sens ? Assez fatigué, mais ça passera très vite...
Bragelonne est le troisième éditeur à proposer ce cycle et tu es la troisième personne qui s'emploie à le traduire. Tu as dû faire des choix, et certains d'entre eux vont forcément déplaire à des fans de la première heure. Savais-tu dans quoi tu t'embarquais ?
Oui, je savais dans quoi je m'embarquais, et c'est même ça qui m'a fait hésiter un moment. La terminologie – ce que nous appelons la nomenclature dans notre jargon – c'est tout simplement l'infrastructure d'une oeuvre romanesque. Bref, c'est aussi essentiel que la géographie du monde où se déroule l'action. Et sa première qualité, si on ne veut pas risquer d'éjecter le lecteur du texte, c'est de se fondre parfaitement dans le décor. (En évitant deux écueils omniprésents : le ridicule et l'exotisme à deux centimes d'euro.) En conséquence, une nomenclature se juge sur son ensemble (son efficacité étant souvent inversement proportionnelle à son caractère spectaculaire) et pas sur tel ou tel point de détail (car n'importe quel choix est discutable à l'infini). Si les « fans de la première heure » veulent participer à l'aventure, ils découvriront chez moi une véritable passion pour un auteur et la volonté de le servir le mieux possible. Bien sûr, ils connaissent déjà l'histoire (et je ne me serais sûrement pas permis de la modifier) mais ils pourraient bien y entendre une autre « petite musique » qui n'est pas la mienne, mais celle d'un auteur nommé Robert Jordan – ou plus exactement, car rien n'est absolu en la matière, celle qui résonne en moi lorsque je le lis.
Après avoir traduit onze volumes de L'Épée de vérité en huit ans, tu t'es attaqué à un nouveau défi de taille. C'est un véritable tour de force. À quoi tu carbures ?
À l'Incroyable, qui est selon moi le frère jumeau secret et triomphant de l'Impossible. Tiens, une citation de Léo Ferré, pour le plaisir : « L'incroyable, c'est la porte de secours que je poussais quelques fois, et personne jamais ne s'en est aperçu. »
Comment tu présenterais La Roue du Temps, à un lecteur de Bragelonne ?
Un cycle d'une ampleur extraordinaire et qui ne perd pourtant jamais son souffle. Au fond, Jordan a tissé une tapisserie géante avec une minutie, un talent et une passion qu'on sent au détour de chaque page. Grâce au succès très précoce du cycle, il a eu le temps et le volume requis pour explorer toutes les ramifications de l'histoire et camper une galerie de héros qu'on voit lentement évoluer au fil des années, des aventures, des triomphes et des désastres. Je recommande en particulier les personnages féminins, bien plus subtils, profonds et modernes (nous y revoilà !) qu'on a bien voulu le laisser croire ou le dire. Bref, une oeuvre qui a encore toute son actualité aujourd'hui et qui méritait d'être revisitée et remise en valeur.
Qu'est-ce qu'on peut te souhaiter ?
D'arriver au sommet de cet Everest en ayant gardé bon pied bon oeil, et d'emporter l'adhésion des lecteurs dans ma grande quête de La Roue du Temps, qui comme chacun le sait, tisse comme elle l'entend.