Voici la retranscription d'un entretien que Jeanne a bien voulu nous accorder à l'occasion de la sortie de son dernier roman, en janvier dernier.
L'actualité de ce premier trimestre a été si dense que nous vous le livrons un peu plus tard que prévu… mais dans un sens, ce n'est pas plus mal, puisque nous pourrons enchaîner avec d'autres interviews d'ici peu. Car rappelez-vous, bon nombre d'auteurs francophones feront leur retour cette année !
En attendant d'en savoir plus sur le prochain livre de Magali Ségura, puis sur le roman de Marika Gallman, voici donc les confessions de Jeanne…
Comment s'inscrit Le Dernier Vampire par rapport à tes autres romans ?
J'ai annoncé que je ferai une trilogie dès la parution de Rouge Flamenco, en 1993. Mais après avoir rédigé La Déesse écarlate, j'ai éprouvé une certaine lassitude par rapport à la thématique des vampires. Cela faisait cinq ans que je travaillais sur ce thème, car, j'avais, avant d'écrire mes variations vampiriques sur les grands mythes hindouistes, beaucoup lu sur l'Inde et voyagé à plusieurs reprises dans ce pays. Alors, en dépit de l'insistance de Patrice Duvic, mon éditeur de l'époque, qui me poussait à écrire un troisième opus, j'ai décidé de passer à autre chose. J'en avais marre des morsures. J'en avais écrit une pagaille de scènes de morsures et de baiser fatal, ça me sortait par les yeux !
Donc changement de programme : je me suis attaquée à la biographie romancée d'une chanteuse juive tunisienne des années mille neuf cent vingt, brûlée vive par l'un de ses anciens amants,. Là encore l'immersion dans le théâtre arabe, la musique arabo-andalouse et les rapports entre les juifs, les musulmans et les chrétiens à l'époque coloniale m'a demandé de longues recherches. L'écriture de ce livre m'a pris deux ans, ce qui est, d'ailleurs, la règle pour la plupart de mes textes car je suis très (ou trop ?) perfectionniste.
Puis le roman noir s'est imposé à moi et j'en ai écrit trois d'affilée. Il s'est donc écoulé plus de dix ans entre la publication de La Déesse écarlate (1997) et le moment où j'ai commencé à réfléchir sérieusement au Dernier vampire.
Vers 2007, je me suis sentie prête à renouer avec l'écriture d'un livre de vampires. J'avais toujours gardé ce projet en tête, mais je ne savais pas comment le traiter. Il me paraissait seulement évident qu'il fallait rompre avec l'approche des deux premiers livres qui consistait à tresser ensemble trois fils : un mythe (Carmen et la femme fatale pour Rouge Flamenco, la déesse Kali et le panthéon des dieux hindouiste pour La Déesse écarlate) ; les voyages et l'exotisme ; et enfin le recours au passé (l'Algérie de la conquête française, Séville à l'époque de Mérimée, l'Inde pré hindouiste et celle de l'empire turco-moghol).
À un moment, il m'est apparu clairement qu'après avoir mis en scène deux femmes vampires, le héros du troisième roman serait un homme. J'avais mis en scène des héros masculins dans mes deux derniers romans noirs et j'avais bien aimé ce changement de point de vue car il m'avait permis de remettre en cause mon approche de la narration.
J'ai compris aussi que le contexte du livre serait cette fois franco-français. Et que le fil conducteur serait un conflit entre un vampire et un groupe de flics de la police criminelle qui penseraient avoir à faire à un tueur en série et en viendraient peu à peu (difficilement !) à accepter la dimension surnaturelle de leur enquête.
Ces trois points marquent l'apport du roman noir dans mon travail. J'adore le roman noir, j'en maîtrise bien les codes (du moins, il me semble) et j'ai souhaité traiter le livre comme Maurice Dantec l'a fait dans Les racines du mal, qui est, selon moi, un très grand livre : il démarre le bouquin comme un polar et il entraîne très vite le lecteur dans l'univers de la SF. Le Dernier Vampire commence comme un polar et se poursuit comme un livre fantastique, mais la trame du roman noir demeure en filigrane jusqu'à la conclusion de l'histoire.
Enfin, j'ai délibérément organisé une rupture entre ce livre et les deux premiers. Histoire de surprendre le lecteur et de me surprendre moi-même aussi... Car il faut bien s'amuser en écrivant, non ?
Toutefois la dimension historique est importante dans Le Dernier Vampire, comme dans les deux premiers livres : je considère que le recours à l'histoire est une source essentielle de dépaysement et d'amusement pour le lecteur (et pour moi aussi, au passage).
Tu es passionnée d'Histoire, et tu as réalisé de méticuleuses recherches sur la Révolution. Comment cette période s'est imposée à toi comme toile de fond pour ce livre ?
Comme je travaille à long terme, il y avait des années que l'idée d'utiliser la Révolution Française me trottait dans la tête. Mais je n'avais pas envie de refaire un pur roman historique, un seul m'avait suffi, ce n'est pas ma tasse de thé, même si La Brûlure du Péché a bien marché en Tunisie.
J'ai fait un premier petit galop d'essai en écrivant une longue nouvelle (inédite) intitulée Alice aux pays des droits de l'Homme. Au cours d'une folle cavalcade, l'héroïne de Lewis Carroll rencontre Louis XVI, Marie Antoinette, Marat, Saint Just, etc.
Après cette mise en bouche, j'ai continué à lire énormément sur la Révolution Française, sans trop savoir ce que je ferais par la suite de ce matériau. Les évènements étaient tellement denses, et les acteurs si nombreux, des années qui ont précédé la chute de l'Ancien Régime à la fin du Directoire, qu'il m'a fallu un temps fou pour tout cerner et m'y retrouver. Encore aujourd'hui, après trois années de lectures intensives sur cette période charnière de notre histoire récente, je maîtrise bien la scène intérieure française, mais je suis beaucoup moins à l'aise sur les guerres avec les puissances européennes (qui m'intéressent moins, je dois dire. )
L'un des épisodes les plus palpitants de la Révolution est, à mes yeux, la lutte sanglante qui a opposé les Girondins et les Montagnards, de la chute de la royauté à la fin de la Terreur. Alors tout s'est enchaîné : j'ai décidé que mon héros, Donnadieu, traverserait cette période mouvementée. Et comme je vis plus de la moitié de l'année dans le Bordelais, il m'a semblé naturel que Donnadieu soit un Girondin. Les Girondins, après avoir été perçus comme des héros pré romantiques au dix-neuvième siècle, ont été méprisés par les historiens du vingtième siècle en raison de considérations politiques sur lesquelles je ne m'attarderai pas ici. Le mouvement girondin n'ayant quasiment pas été traité dans le roman contemporain, je tenais là un sujet puissant et original.
Faire de Donnadieu un membre du mouvement girondin me permettait aussi de garder un lien avec le Sud Ouest qui est présent dans mes quatre derniers livres. Avoir une scène parisienne et une scène bordelaise me paraissait également intéressant pour montrer que la Terreur ne s'est pas limitée à Paris, mais qu'elle a aussi largement sévi en province. Et puis quand on met en scène un héros girondin, il faut éviter l'excès de jacobinisme ou de parisianisme !
Ton vampire est un amateur de vin. Est-ce aussi un trait de ta personnalité, ou une façon de souligner l'aspect « France contemporaine » du récit ?
Difficile de vivre sept mois par an en Gironde et d'échapper au vin ! Je suis née à Paris et j'adore cette ville, mais je deviens incroyablement chauvine dès qu'il s'agit du Bordelais ! Les Bordelais sont des épicuriens, ils adorent le bon vin et la bonne cuisine et ils savent vous faire apprécier leur manière de vivre et leurs goûts. Donc oui, j'aime le bon pinard (et le champagne !) et pour en venir aux confidences, j'ajouterai que je fais bien la cuisine : impossible de garder des bons copains à Bordeaux et sur le Bassin d'Arcachon si la table n'est pas au niveau. Mal recevoir les amis, c'est pire qu'une insulte, c'est un manque de culture et d'éducation et c'est rédhibitoire pour la poursuite des relations. J'exagère à peine...
Voilà, j'aime le Sud Ouest, j'aime Bordeaux, j'aime la Garonne et je voulais faire passer cet amour dans le texte. Donc Donnadieu est un homme des vignobles. Il a gardé la nostalgie des vins qu'il dégustait de son vivant. Il a une connaissance très fine du vignoble bordelais ( pas moi, je le découvre petit à petit...) Le vin est le seul lien qu'il conservé avec sa vie humaine. ILe sang lui permet de survivre, bien sûr. Et il mêle les deux, le vin et le sang, en un culte étrange qui a une dimension quasi mystique.
Enfin, le thème du vin revêt un aspect initiatique dans cette histoire : c'est par le vin que l'on apprendra, peu à peu, qui est Donnadieu.