Cet article est la traduction d’un billet écrit par Brandon Sanderson et publié en anglais sur son blog que vous pouvez retrouver par ICI : https://www.brandonsanderson.com/euology-goodbye-mr-jordan/
Ma carrière, comme celle de nombreux jeunes auteurs de Fantasy, a été profondément influencée par Robert Jordan, et je ressens sa disparition comme une tragédie pour toute la communauté. Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu L’œil du Monde sur les étagères. J’étais dans la librairie de comics de mon quartier, là où j’achetais mes livres de Fantasy. J’y étais allé pour faire l’acquisition de la dernière sortie de la série des Gardians of the Flame (série de romans anglo-saxons). En parcourant le rayon des nouveaux livres poche, j’ai vu cet ÉNORME roman de Fantasy.
Il était si gros que ça m’a effrayé, et je ne l’ai pas acheté. (C’est d’une ironie particulière pour moi qui publie maintenant des livres dépassant régulièrement les 250 000 mots.) Pourtant, je peux presque REVIVRE ce moment, lorsque je me tenais debout, tenant le livre entre mes mains, quelqu’un jouant la musique du jeu d’arcade Cadash dans le fond.
L’œil du Monde avait une si belle couverture de Darryl Sweet. J’ai souvent tendance à le critiquer en tant qu’artiste mais quand je vois sa couverture de L’œil du monde, je me souviens de la raison pour laquelle il est devenu l’illustrateur culte qu’il est aujourd’hui. Je pense même que cette couverture est la meilleure qu’il ait jamais faite, l’une des meilleures en Fantasy. Je me souviens d’avoir ouvert le livre pour découvrir la deuxième illustration sur le rabat intérieur et de m’être demandé s’il s’agissait là d’une illustration de couverture refusée.
Quoi qu’il en soit, j’ai adoré cette couverture. La vision de cette troupe marchant au pas, Lan et Moiraine, l’allure fière et le visage tourné vers l’avant… La couverture respirait l’aventure épique.
J’ai acheté le livre quelques semaines plus tard, et je l’ai adoré. J’étais heureux quand, plusieurs années après, le livre suivant est sorti en édition reliée. Je n’avais pas les moyens de me l’acheter dans ce format à l’époque mais j’ai pu m’offrir la version reliée du tome 3, Le Dragon Réincarné, quand elle est sortie. À partir de là, c’est devenu une tradition pour moi : j’achète les livres de la série en relié, alors même que je n’ai pas encore lu les deux derniers livres, en attendant qu’elle se termine.
Encore aujourd’hui, je pense que L’œil du Monde est l’un des plus grands livres de Fantasy jamais écrits. Il incarne une époque, l’apogée du genre de la High Fantasy qui se développait en coulisses depuis que Tolkien l’a propulsé dans les années 60. La Roue du Temps a dominé mes lectures dans les années 90, et c’était une influence majeure dans mes premières tentatives d’écriture de romans Fantasy. Je pense que ce livre a eu le même effet sur la plupart d’entre nous. Même les lecteurs qui dénigrent le plus la Fantasy étaient jeunes en même temps que moi et ont lu L’œil du Monde.
Finalement, je me suis retrouvé à aller À REBOURS de La Roue du Temps dans ma propre écriture. Pas parce que je détestais Jordan, mais parce que j’avais le sentiment qu’il avait si bien rendu le thème de la quête épique, que je voulais explorer de nouveaux territoires. Alors que ses livres décrivent de vastes scènes suivant des personnages qui voyagent aux quatre coins du monde, j’ai préféré situer les miens à l’échelle de villes uniques. Alors que ses histoires prenaient pour personnages principaux des paysans qui devenaient rois, j’ai choisi de raconter des histoires de rois qui devenaient paysans. L’une de ces histoires était Elantris.
Je n’ai aperçu Robert Jordan qu’une seule fois. À cette époque, j’avais commencé à me rendre aux grands salons d’imaginaire. On pouvait dire que j’étais devenu un compagnon écrivain, j’avais développé mon style et je cherchais maintenant à en savoir plus sur le métier. Lors du salon World Fantasy (je crois que c’était à Montréal), j’ai aperçu un homme barbu et portant un chapeau qui traversait le couloir d’un hôtel juste devant l’une des salles de conférences du salon. Il était seul, mais distingué, alors qu’il se déplaçait avec sa canne. Je ne l’avais jamais vu participer à une table ronde, et pourtant, je sentais que j’aurais dû savoir de qui il s’agissait. Je me suis tourné vers la personne à côté de moi et j’ai posé la question.
« Lui ? » a-t-elle répondu alors que la silhouette de l’homme disparaissait au coin de la rue en boitant. « C’était James Oliver Rigney, Jr... »
« Ah, d’accord. »
« Robert Jordan », a-t-elle continué. « C’était Robert Jordan. »
Photo prise par Liza Groen
Finalement, un des éditeurs que j’ai rencontrés à cette même édition du salon Wold Fantasy m’a fait une proposition pour un de mes romans. Mon agent a suggéré que nous utilisions cette offre pour obtenir un meilleur contrat chez un autre éditeur. Mais cette offre avait été faite par Tor. La maison d’édition de Robert Jordan. Quelque quinze années après avoir ramassé la première édition de L’œil du Monde, je ressentais encore l’influence de Jordan. Tor était son éditeur. La Fantasy c’était EUX pour moi. Je voulais être chez eux. J’ai accepté le contrat.
Et maintenant, il s’en est allé. Je suis sûr que beaucoup voient cela comme une opportunité plutôt que comme une tragédie. Qui pourra bien être son héritier direct ? Je me demande combien d’auteurs ont écrit un e-mail à leur éditeur ce lundi, demandant si on avait besoin de l’un d’entre eux pour finir la série de L’œil du Monde. Même si personne n’est choisi pour cette tâche, il y aura ce sentiment flottant que Tor devra pousser quelqu’un à combler ce vide dans leur catalogue de sorties.
Et pourtant, je suis assis ici, à songer que quelque chose a CHANGÉ. Que quelque chose manque. Certains vous détestaient, M. Jordan, affirmant que vous représentiez tout ce qu’il y a d’épouvantable dans la Fantasy populaire. D’autres vous vénéraient comme étant le seul à avoir RÉUSSI.
Personnellement, je me sens simplement redevable envers vous. Vous m’avez montré ce que c’était que d’avoir une vision et de l’envergure dans une série de Fantasy. Vous m’avez montré ce qui pouvait être fait. Je crois toujours que sans votre succès, de nombreux jeunes auteurs comme moi, n’auraient jamais eu la chance de sortir le roman de leurs rêves. Vous partez tranquillement, mais nous laissez tremblants.
Brandon Sanderson
Article traduit par Paul Herbert.
Photo de couverture par Savanna Richardson BYU.